Préambule :
Ecrire sur la prostitution est un sujet éminemment difficile. Et prendre la posture d'un enfant de 10 ans pour aborder le sujet relève quasiment du suicide littéraire. Mais quand une histoire vous hante du matin jusqu'au soir, vous brûle l'imaginaire et fourmille au bout de vos doigts, il n'y a pas d'autre choix que de la déposer sur le papier pour qu'elle cesse enfin de vous tourmenter. Ma motivation était simple. Je voulais écrire sur les déclassés, les sans-grade et les inutiles. Ces gueules cassées trop souvent boxées par la vie. "Fleur de Bitume" est née de cette volonté de leur redorer le blason mais aussi d'un coup de foudre littéraire. Celui que j'ai eu, il y a bien longtemps, en lisant "La vie devant soi" de Romain Gary. Le style tonitruant, sans fioritures et si familier de l'auteur a été une déflagration pour moi. Et cette habileté si prodigieuse à jouer sur les mots et à parler le prolétaire, lui qui était diplomate, m'ont hantée pendant très longtemps. "Fleur de Bitume" est probablement le roman le plus difficile que j'ai eu à écrire. Jour après jour, il a fallu se battre constamment avec le verbe, trouver le bon mot et devenir une sorte de sniper au langage bien fleuri. Il a fallu déconstruire les expressions les plus courantes pour en ré-inventer de nouvelles, jouer avec l'argot pour évoquer des réalités pas toujours très belles à raconter. Il a fallu aussi parfois implorer secrètement l'âme de San Antonio pour qu'elle me vienne en aide quand l'angoisse de la page blanche se faisait trop sentir. "Fleur de Bitume" est résolument un roman populaire et sans langue de bois. C'est aussi un roman d'humour entre une femme au crépuscule de sa vie et un gamin qui la raconte dans un langage qui n'appartient qu'à lui.
Fleur de Bitume : Laure Mezarigue (Trinôme Editions) - Sortie : novembre 2013
Ça fait deux ans maintenant que Maman est partie. Papa dit toujours qu’elle est montée au ciel pour tutoyer les anges. Moi, ça ne m’aurait pas dérangé qu’elle reste encore un peu avec nous. Elle aurait même pu nous vouvoyer si ça lui faisait plaisir. Après la mort de Maman, Papa, il est resté un petit peu mort lui aussi. Il était là sans bouger pendant un moment qui m’a semblé durer une éternité. Il regardait souvent la télé sans même la voir et il gueulait après le téléphone sans décrocher le combiné. Pendant qu’il buvait au fond du canapé, moi j’ai salement trinqué. C’était moi qui m’occupais des courses, de la vaisselle et du linge tellement il me paraissait lessivé. Il me disait toujours : « Rater tout ce que j’entreprends, c’est ce que je réussis le mieux dans la vie. » Son état m’inquiétait tellement que j’ai dû appeler son médecin maltraitant dont le numéro est marqué sur le téléphone pour qu’il vienne le soigner. Il lui a donné des antiprescripteurs pour qu’il soit suffisamment content pour aller travailler qu’il m’a expliqué le docteur. Moi je lui ai dit qu’il faudrait qu’il en refile à pas mal de monde, parce que les grandes personnes, elles font souvent la gueule quand elles vont travailler. Peu à peu, Papa, il est revenu à la vie et il s’est occupé de moi comme le faisait Maman avant lui. Au début, ses gestes étaient maladroits car il n’avait plus l’habitude de me faire à manger, alors pour tricher un peu, il me disait qu’il fallait que je sois un homme maintenant, car, c’est vrai, après tout j’avais dix ans. Alors moi, j’ai joué à la grande personne et, quand Papa n’allait pas bien, je m’occupais de lui comme un gosse que j’aurais eu tout petit. Mon nom à moi, c’est Thomas, mais on m’a toujours appelé Moulinette, parce que j’aime bien manger mes aliments en petits morceaux. C’est vrai qu’à force d’avoir le cœur en miettes, on finit par arrêter de se goinfrer avec la vie. Je le sais bien, puisque c’est Papa qui me l’a dit. La rentrée avait sonné et je devais aller à l’école primaire Michelet où j’allais retrouver mes copains du centre aéré qui, comme moi, l’été, partaient en vacances dans leur propre quartier. Ma vie était ainsi réglée comme une lettre à la poste. Mais un jour, Papa, il a reçu un appel bizarre. Au début de la conversation, je l’ai vu fixer un point qui n’existait pas avec les yeux en accent circonflexe tellement il avait l’air surpris d’être là. Puis ses yeux se sont posés sur moi et sa grosse voix devint alors toute petite comme s’il ne voulait pas que je comprenne ce qu’il racontait. Je savais que c’était une dame et pas n’importe laquelle parce que Papa il venait de passer rapidement du « Bonjour Madame » au « Alors ça, toi, tu ne manques pas d’air ! » et, je me suis alors demandé si, lui aussi, il parlait à un ange, vu qu’il le tutoyait comme s’il l’avait reconnu tout de suite au téléphone. Secrètement, j’espérais même qu’il parlait à Maman et qu’il l’engueulait parce qu’il fallait quand même un sacré culot pour nous avoir laissé tomber sur le carreau depuis maintenant deux ans. Mais sa voix serait alors devenue toute douce et, j’en suis sûr, il en aurait pleuré. Tandis que là, plus il parlait et plus il se fâchait tout rouge, ses sourcils creusaient sa peau comme un fer à repasser et on sentait qu’il en avait gros sur la prostate et prenait sur lui pour ne pas exploser. Il a raccroché en disant simplement : « D’accord, je viendrai avec lui mais ce sera la seule fois où tu le verras, je te préviens. » Et comme il me regardait en faisant de gros yeux, j’ai su alors qu’il parlait de moi, mais je n’ai pas posé de questions pour ne pas me faire engueuler comme la dame du téléphone. Et c’est comme ça qu’un samedi soir, Papa me demanda de bien m’habiller parce qu’il devait me présenter à quelqu’un de spécial qui avait envie de me voir. Moi je savais bien que c’était la dame du téléphone mais j’ai fait semblant de débarquer. Comme il fallait mettre les petits pieds dans les grands, j’ai mis mes plus belles chaussures et un costume que m’avait achetés Papa pour les grandes occasions qui ne viennent jamais. J’ai caché ma main dans la sienne et nous avons pris la voiture pour rouler longtemps sous la pluie. Avec les taches que faisaient les gouttes sur le pare-brise, j’aurais juré que Papa pleurait comme le ciel lui aussi. On s’est arrêtés au Wepler qui donne sur la place de Clichy et on s’est avancés dans la salle. On s’est dirigés vers une table où était assise une dame qui était habillée comme c’était pas possible pour son âge avec un décolleté plongeant sur ses gants de toilette et une jupe au ras de la dignité. Franchement, vu comment elle était sapée, elle pouvait aller se rhabiller. Elle était tellement échancrée aux entournures que je me sentais presque à poil pour elle, en vérité ! Papa étouffait ma main dans la sienne à en hurler. On s’est effondrés sur les deux chaises en face d’elle. Moi, quand je la regardais cette étrangère, j’avais l’impression de voir Papa avec une perruque et du rouge à lèvres. Faut dire aussi, sans vouloir le vexer, qu’il était super moche en femme. Elle semblait tellement en miettes avec son visage craquelé qu’on aurait pu lui ramasser la tronche à la petite cuillère à cette femme qui avait l’air sacrément louche. Quand elle se mit à parler à Papa, elle ne me quitta pas des yeux comme si c’était à moi qu’elle s’adressait.
— Bonjour, cela faisait longtemps que j’avais envie de vous voir tous les deux.
Puis, elle toussa à plusieurs reprises en disant qu’elle avait un chat dans la gorge. Pendant qu’elle miaulait, Papa, lui, il faisait ses griffes sur la table, tellement il était en colère de devoir rester calme.
— Je suis désolée de n’avoir pas pris contact avec toi plus tôt. J’ai essayé à plusieurs reprises mais le courage m’a manqué. J’ai retrouvé tes coordonnées dans l’annuaire. Et ni une, ni deux, nous voilà trois ! J’éprouve toujours beaucoup de remords de t’avoir abandonné, tu sais.
— Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis ton geste. Je ne comprends pas pourquoi tu veux reprendre contact avec moi maintenant que je n’ai plus l’âge d’avoir besoin d’une mère.
— Tu auras toujours l’âge d’être mon fils, François !
— Les enfants sont comme on les élève. Seuls, ils le restent.
Elle resta silencieuse mais on sentait bien qu’elle était en train de gueuler à l’intérieur. Elle voulait juste renouer les ponts avec son fils, quoi ! Elle me regardait en me souriant à travers ses larmes et elle semblait tellement heureuse sur le coup que j’en ai eu le cafard pour elle. Alors, pour lui montrer mon bonheur, je me suis mis à chialer comme un robinet, moi aussi ! Papa s’est tourné vers moi et puis il m’a demandé de ne pas foutre le bordel. Puis il a regardé la dame et s’est mis à rougir. Finalement, il m’a fait les gros yeux et m’a dit de me tenir sage devant ma grand-mère. Alors, moi j’ai regardé de nouveau la dame et je me suis mis à chialer de plus belle. Papa, qui regardait le sol, s’est mis à lever les yeux au plafond. Il s’est excusé auprès d’elle alors qu’il ne lui avait rien fait. Elle a continué à me regarder et lui a dit que je lui ressemblais. Moi j’ai arrêté de faire du boucan parce que j’ai senti que tout le monde la fermait autour de nous. Papa, il a regardé Jeanne, c’est son nom, et lui a demandé de ses nouvelles même s’il semblait ne pas avoir envie d’en avoir.
— Je suis toujours au bois de Vincennes. Je compte bien un jour prendre ma retraite, même si je n’y ai pas droit. Je me suis dit que le temps était peut-être venu de te revoir pour que tu me pardonnes enfin. Ce que j’ai fait me hante depuis toujours et je voudrais que l’on puisse oublier tout ceci pour repartir sur de nouvelles bases.
En entendant ça, les yeux à Papa, ils ont sursauté sur son visage comme si on l’avait électrocuté. Il lui a dit qu’il ne savait pas s’il pourrait lui pardonner. Alors, elle s’est voûtée comme si on l’avait aspirée d’un seul coup. On lui voyait soudain ses rides, comme si la vie, elle lui avait trop écrit dessus avec plein de fautes d’orthographe autour des yeux. Quand il a vu toutes ces ratures dans son regard, Papa, il n’a pas eu le cœur de la rendre cardiaque alors il lui a dit qu’il allait réfléchir. Et c’est comme ça que nous nous sommes quittés avec Fleur-de-Bitume, sur un au revoir pour elle qui voulait dire adieu pour lui.