La Femme d’à côté est celle qui m’a gardée quand j’étais gosse. Fille unique, je me souviens que je quittais sans regret ma chrysalide de solitude pour aller retrouver un véritable essaim de vie, où des générations de gamins se succédaient autour de ce pivot d’amour. Et puis la vie nous a éloignées. Ma jeunesse d’écorchée vive et ses nombreuses cicatrices m’ont progressivement détachée de cette femme que j’ai tant aimée. Pendant dix ans, jour pour jour, je ne l’ai jamais revue. Et pourtant, elle continuait à vivre dans les remugles de ma mémoire, comme une musique lancinante qui ne vous quitte jamais. Et je la devinais s’épanouissant, entourée de ses enfants, ou devant maintenir sa barque avec cran, quand elle tanguait dans la tourmente. Pourtant, certains écueils vous éventrent irrémédiablement la carlingue et vous coulent par le fond. Le jour où j’appris la mort de son mari, j’ai saisi machinalement le numéro de téléphone de chez elle, resté gravé en moi malgré toutes ces années, et je l’ai appelée en larmes :
- C’est moi, je viens d’apprendre par ma mère. Je suis désolée. Je ne voulais pas ça.
- Ne pleure pas ma grande, ne pleure pas. Je sais tout ça.
- Je suis tellement triste, je voudrais passer, mais je ne sais pas…
- Tu peux venir ma grande, je t’attends.
Hagarde, je finissais mes courses tant bien que mal entre deux sanglots.
- Et Madame, madame…
- Oui, quoi ?
- Madame, s’il vous plait, vos courses, faut les poser sur le tapis roulant, là.
Je regardais la caissière avec incompréhension avant de comprendre où j’étais, ce que j’y faisais et de découvrir avec horreur que je bloquais tout le monde depuis au moins cinq bonnes minutes.
Je pris ma voiture qui me conduisit chez La Femme d’à côté. Le chemin qui mène à sa barre HLM, je pourrais le faire les yeux fermés. Il existe certaines routes que votre cœur n’oublie jamais. Rien n'avait changé, si ce n'est que l’entrée de la cité était désormais fermée par des portes métalliques s’ouvrant avec un passe.
Après avoir fait les yeux doux à une fillette qui, malgré sa moue suspicieuse, finit par m’ouvrir, je montai prestement les marches conduisant au vieil immeuble en briques rouges. Dans l’ascenseur, le temps se rembobina et me projeta au ralenti ma pinacothèque intime. Je passais ainsi en revue toutes les personnes que j’avais perdues, au détour des innombrables chemins que vous fait prendre la vie. Et je constatais, avec amertume, qu’elle était de loin ma pièce maîtresse. Je me souvins de nos multiples fous-rires, de nos bagarres comme deux chiffonnières où nous finissions cramoisies, de son regard attentionné lorsque je faisais mes devoirs et de tout cet amour maternel qu’elle m’avait donné à moi la gosse qu’elle n’avait pas eue. Comment avais-je pu la laisser aussi loin de moi durant toutes ces années ? Comment allais-je lui faire comprendre, après une décennie d’absence, que, face à elle, je resterais toujours la même môme espiègle cherchant à la faire rire ?
Je sortis de l’ascenseur dans un état second, comme anesthésiée par le chloroforme du passé. Cependant, l’imminence de nos retrouvailles me revigora instantanément et je franchis nos dix années de distance en l’espace de quelques pas. La porte s’ouvrit d’elle-même et je la reconnus tout de suite La Femme d’à côté. Je l’ai trouvée aussi belle qu’avant. Elle avait toujours les cheveux couleur de sable et ce fabuleux regard gris-vert vous enveloppant dans un édredon de douceur, même si, désormais, il était hanté par l’éclat brisé de ceux qui ont trop souffert. On est tombées dans les bras l’une de l’autre et, sans un mot ni un murmure, nous entamâmes un bien étrange ballet sororal, en commuant notre peine en une longue étreinte silencieuse.